A​​n​n​a

Te​​rrae

C’est l’histoire de ce petit bout de Marseille protégé de la grande ville par les Calanques, de sa mer et de ses collines nourricières, de ce coin de mer populaire encore vivant dans la mémoire des anciens. Ils racontent les pionniers ; une jeunesse passée aux Goudes ; le quotidien ; une relation avec la nature : nécessaire, pratique, passionnée, voire dévorante. À travers ces témoignages se dévoile la genèse d’un quartier…

Récits de vie

Parution : Mai 2024

130 pages​ | 65 photos

Format A5

ISBN : 979 10 415 4038 9

Prix : 19 €

  Extraits

Introduction

C’est par les Calanques que j’aime arriver aux Goudes –  ma chance, c’est d’habiter les pieds dans la colline, sur le flanc nord du massif de Marseilleveyre 1. Sitôt le raidillon franchi, la ville disparaît et me voilà au cœur de la garrigue, un de mes plus grands plaisirs. Les itinéraires ne manquent pas, on peut longer le bord de mer en démarrant vers la Fontaine de Voire et, avant de redescendre dans le vallon de Podestat, monter jusqu’au plateau de l’Homme Mort où la roche est crevassée comme après une pluie acide. Si je récupère le sentier des douaniers par le col de la Selle, Font de Brès, Grand Malvallon et le plan des Cailles, il me faut compter environ quatre heures pour atteindre l’esplanade du sémaphore. De là apparaissent les premières habitations… D’autres fois, j’attaque par la Sablière pour rejoindre le sentier du Club Alpin qui file vers le sommet du massif et débouche sur la route goudronnée, juste à l’entrée des Goudes, ce joli petit port agrippé à une langue de roche calcaire exposée à tous les vents. L’extrême sud du huitième arrondissement marseillais ; un ailleurs dans la ville. Tout autour le décor est quasi lunaire, le minéral omniprésent. Les vents cognent, la mer postillonne, et le végétal semble s’accrocher follement à la vie. En arrière-plan, comme une montagne tombée à la mer, l’île Maïre  2  surplombe les maisons.  [...] 

Pépé Joseph

Danielle (Dany) est née en 1944, à Marseille. Ses grands-parents louent un cabanon aux Goudes pour la pêche en 1932, puis installent un étal de coquillages dans la rue principale. Dany est laborantine à la retraite.

«  Tout le monde l’appelait le Nabo 1. Pourtant il n’était pas petit, je dirais même qu’il en imposait avec sa carrure et son faciès patibulaire !  » Ses origines napolitaines avaient inspiré ce surnom aux gens du quartier qui le chambraient sans relâche… «  Il s’en moquait ! La preuve c’est qu’il avait baptisé son cabanon et son étal Maison Nabo. En réalité, il s’appelait Joseph ; pour moi, c’était Pépé Joseph, mon grand-père par alliance.  » Avec sa moustache en brosse et son regard perçant, Joseph impressionnait les enfants. Il faut dire qu’il aimait bien jouer de son physique. «  Il s’amusait à les fixer longuement, d’un air grave ; et brusquement, son visage s’animait de toutes sortes de grimaces qui faisaient valser son chapeau. À tous les coups, les gamins détalaient en hurlant de rire !  » Joseph multipliait les couvre-chefs : casquette marseillaise ou casquette de marin, béret basque, bonnet à pompon… Le plus étonnant était cette chéchia rouge vermillon qu’il associait à la taïole 2, peut-être l’avait-il ramenée de Tunisie lorsqu’il travaillait sur les cargos de long-cours ?  [...]

Le Mon Plaisir

Monique est née en 1935, à Rabat. En 1927, son arrière-grand-mère tient le bar-restaurant Mon Plaisir. En 1941, l’établissement sera repris par ses parents. Monique y travaillera dès l’âge de treize ans. Le Mon Plaisir fermera ses portes en 1978.

Le bar donnait le tempo. Le dépôt de cigarettes était garni depuis la veille et, peu avant cinq heures du matin, le percolateur Faema était allumé dans la pénombre afin de servir les patrons pêcheurs, prêts à embarquer. Sur le comptoir –  qu’un coup d’éponge faisait briller  – se trouvait un tourniquet d’œufs durs, coiffé de sa salière. Une fois les chaises descendues en salle, les cendriers publicitaires déposés sur les tables, c’est la cuisine qui s’éveillait… Les limaçons à l’aigo-sau 1 mijotaient tout doux dans la marmite. L’acidulé de l’écorce d’orange taquinait légèrement la puissance du fenouil, et des effluves prometteurs se répandaient peu à peu dans la salle à manger… À l’heure de l’apéritif, les soucoupes de limaçons et de siouclès 2 –  entrecoupées de quarts de citrons  – seront alignées sur le comptoir, avec les anchois, les olives piquantes et les tramousses 3[...]

La petite pêche

Suzette est née en 1944, à Marseille. Sa famille, des patrons pêcheurs napolitains, s’installe aux Goudes à la fin du XIXe siècle. Son père sera le dernier pêcheur « à la grappe » du quartier. Suzette est coiffeuse à la retraite.

«  Il faut savoir qu’avant 1876, il n’y avait pas le tram à Marseille. Alors, quand il s’agissait d’aller jusqu’à la rue Fortia pour vendre la pêche, ça faisait tout de même une trotte ! Ma grand-mère, elle, faisait partie des chanceuses qui possédaient un charreton. Du coup, son trajet était bien moins fatigant, ça lui permettait d’attaquer sa deuxième journée plus tôt. Une fois la marchandise écoulée, elle profitait d’être en ville pour faire ses provisions.  » La grand-mère de Suzette achetait tout d’abord des produits de seconde nécessité –  eau de Cologne, savon à barbe, peignes, brillantine, etc.  – qu’elle revendait aux sédentaires de la calanque pour arrondir sa recette. Ensuite, elle se rendait dans une boutique d’alimentation italienne qui fournissait la communauté, une façon de garder le lien avec la terre natale. «  Comme beaucoup de pêcheurs, mes grands-parents élevaient des chèvres, ça permettait de fournir la famille en lait et en chevreaux. Elles pâturaient en liberté dans la colline…  » Rustiques, elles étaient habituées à se nourrir de plantes épineuses et broutaient la garrigue sans rechigner. De temps à autre, une audacieuse s’aventurait jusqu’aux cabanons, se frottait vigoureusement les flancs contre le bois des treillards... À la nuit tombante, les chèvres étaient rassemblées et parquées dans une cabane de pierre, du côté du fortin 1[...]